Erica Mildner, Université de la Colombie-Britannique
Beaucoup d’entre nous ont eu la malchance de travailler sur un lieu de travail toxique. Nous avons fait l’expérience de commentaires dévalorisants de la part d’un superviseur, d’agressions verbales, de surveillance et parfois même de menaces physiques ou d’intimidation. Mais que se passerait-il si ces comportements étaient traités aussi sérieusement que les autres formes d’inconduite au travail ?
Au Canada, l’accent mis sur le droit des travailleurs à un lieu de travail sûr et sain dans le sillage de la démission de l’ancienne gouverneure générale Julie Payette offre une rare occasion d’élargir la définition du harcèlement au travail et de demander des comptes aux patrons toxiques – tout comme les agresseurs sexuels en série ont été démasqués et tenus responsables au cours du mouvement #MoiAussi.
C’est un moment particulièrement opportun pour le faire, étant donné que de nombreux employés pourraient bientôt reprendre le chemin du bureau en raison des efforts de vaccination contre le COVID-19.
Payette a démissionné en janvier après qu’une enquête indépendante ait révélé des allégations généralisées de harcèlement à Rideau Hall. L’enquête a fait état de rapports d’intimidation physique et d’humiliation publique, ce qui a conduit certains employés à prendre un congé médical ou à démissionner.
Si cet environnement semble certainement toxique, la politique de prévention et de résolution du harcèlement prévoit des normes strictes pour déterminer quand un comportement toxique constitue un harcèlement légal. Un “environnement de travail empoisonné” caractérisé par des comportements hostiles et offensants ne peut être qualifié de harcèlement que s’il est dirigé contre une seule personne ou s’il est lié à un motif légal de discrimination, notamment la race, le sexe et la religion.
Conformément à ces directives, le rapport indépendant (en anglais) a conclu que les allégations des employés ne répondaient pas à la définition officielle du harcèlement, bien qu’il ait constaté que nombre des comportements allégués auraient pu conduire à un lieu de travail toxique.
Il est donc frappant de constater qu’en réponse à la démission de Mme Payette, Dominic LeBlanc, le ministre des Affaires intergouvernementales qui s’est exprimé au nom du Premier ministre Justin Trudeau, a souligné le “droit des Canadiens de travailler dans un milieu de travail sain, sécuritaire et exempt de harcèlement”. Dans sa déclaration de démission, Mme Payette elle-même a souligné le “droit des travailleurs à un environnement de travail sain et sécuritaire”.
Le fait de présenter les comportements toxiques sur le lieu de travail comme un problème de sécurité au travail, qui pourrait être assimilé à du harcèlement, permet de reconnaître le traumatisme psychologique que ces environnements infligent. Si vous deviez travailler dans un lieu littéralement toxique, rempli de gaz nocifs, vous vous attendriez à porter un masque à gaz. Les travailleurs qui sont confrontés quotidiennement à un traitement déshumanisant et hostile méritent des garanties de protection similaires.
Un rapide coup d’œil de l’autre côté de la frontière révèle comment la caractérisation d’un comportement toxique peut avoir des conséquences importantes en matière de responsabilité. La semaine où Mme Payette a démissionné, Amy Klobuchar, sénatrice du Minnesota, a occupé le devant de la scène lors de l’investiture du président Joe Biden et a prononcé le discours d’ouverture. Aucune mention n’a été faite des multiples rapports d’enquête (BussFeed.News en anglais) indiquant que Klobuchar a eu à plusieurs reprises un comportement abusif, notamment en jetant des classeurs et des téléphones sur ses assistants.
Le plus mémorable est sans doute l’allégation selon laquelle Mme Klobuchar a publiquement humilié une employée qui avait oublié des ustensiles pour sa salade, et a exigé que l’employée nettoie son peigne après l’avoir utilisé comme fourchette.
Mme Klobuchar n’a pas démenti ces témoignages, mais a insisté sur le fait qu’elle est ” coriace ” et qu’elle pousse les gens parce qu’elle a des ” attentes élevées “.
D’autres ont noté les parallèles entre ces affaires et ont écarté les conséquences divergentes pour les carrières politiques de Payette et de Klobuchar. La différence, selon un auteur (en anglais) est que le gouverneur général “n’a pas réellement de travail important à faire”.
Quoi qu’il en soit, l’impact sur les travailleurs reste le même : peur, humiliation et parfois traumatisme. Qu’une personne travaille pour un superviseur abusif dans un fast-food ou dans les couloirs sacrés du Parlement, ce superviseur est toujours responsable de son comportement. Un abus reste un abus, et personne ne mérite de se sentir en danger et effrayé au travail.
Le débat sur les comportements toxiques sur le lieu de travail nécessite une prise de conscience des stéréotypes culturels (NY Times) bien ancrés selon lesquels les femmes au pouvoir sont agressives, tandis que leurs contreparties masculines sont assertives.
Les femmes semblent également payer un prix plus élevé pour un comportement toxique, tandis que les hommes se voient accorder le bénéfice du doute jusqu’à ce que d’autres allégations apparaissent.
Le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, est accusé de leadership toxique depuis des années, par exemple. Pourtant, il ne fait l’objet que d’une censure publique et d’une enquête de destitution à la suite de récentes allégations de harcèlement sexuel.
Mme Payette et Mme Klobuchar sont toutes deux des dirigeantes très en vue et ont probablement fait l’objet de stéréotypes sexistes. Mais en même temps, étant donné la portée et la gravité des allégations portées contre elles, il est clair que ces récits ne peuvent être attribués uniquement à des préjugés. Pour faire face aux comportements toxiques sans renforcer la misogynie, il faudra reconnaître et être vigilant : le sexe d’un superviseur n’est pas une excuse pour négliger le bien-être des travailleurs.
Les environnements toxiques peuvent engendrer et aggraver d’autres formes de harcèlement discriminatoire. Les travailleurs ayant des identités croisées sont souvent confrontés à plusieurs fronts d’abus à la fois.
Au Canada, par exemple, un ancien employé de Rideau Hall a récemment fait part d’allégations de racisme, soulignant l’intensification des mauvais traitements infligés aux employés de couleur.
Cet été, un cadre britannique de KPMG a démissionné après avoir dit aux employés d'”arrêter de se plaindre” des réductions de salaire, tout en qualifiant de “conneries” le concept de préjugés inconscients.
Si les employeurs s’attaquent rapidement aux comportements déshumanisants à la source, il est probable que d’autres formes de harcèlement interdites ne seront pas tolérées, mettant ainsi l’accent sur une culture de respect de tous les travailleurs.
Les comportements toxiques sur le lieu de travail doivent être considérés comme une forme de harcèlement à part entière. Heureusement, depuis la démission de Mme Payette, la définition du harcèlement au travail pour les employés fédéraux canadiens a été modifiée pour inclure l’humiliation et le traumatisme psychologique au travail. Les employeurs fédéraux doivent également soumettre des rapports annuels détaillant les allégations de harcèlement.
Bien qu’il s’agisse de premières mesures prometteuses, ces règlements ne s’appliquent qu’à environ 10 % de la main-d’œuvre canadienne. Pour que tous les travailleurs bénéficient de ces protections, les provinces doivent suivre l’exemple du gouvernement fédéral.
Les chercheurs ont constaté (en anglais) que les employés victimes d’abus de la part de leur supérieur ont tendance à maltraiter leurs collègues, créant ainsi un effet d’entraînement toxique. En revanche, si nous plaçons la barre plus haut en ce qui concerne les normes du lieu de travail, en particulier pour ceux qui sont au sommet de la hiérarchie, nous en profiterons tous.
Erica Mildner, candidate au doctorat, sociologie, Université de la Colombie-Britannique. Mildner ne travaille pas pour, ne consulte pas, ne possède pas d’actions et ne reçoit pas de financement d’une entreprise ou d’une organisation qui pourrait bénéficier de cet article, et n’a révélé aucune affiliation pertinente au-delà de son poste universitaire.
Cet article a été traduit de l’original anglais et est republié avec la permission de The Conversation. Lire l’article original.
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